Contruction de la scène d'énonciation dans À la recherche du temps perdu

Thèse de doctorat de Mervi Helkkula-Lukkarinen
Mémoires de la Société Néophilologique de Helsinki
Tome LVII
Helsinki 1999

Dans le bruit et la fureur, différents souvenirs se télescopent, la transition se faisant par des images ou des mots. Dans la Recherche, on a le même effet entre les différents plans de narration, la transition se faisant par des imparfaits ambigus. Les plans ne sont donc précisément pas des plans puisque quoique parallèles, ils communiquent dans une continuité qui constitue le narrateur.

I Introduction
Présentation de la problématique, p 3, Note 3
Comme le souligne B. Brun, un des éditeurs de la Recherche, Proust n'a pas composé son ouvrage dans un ordre linéaire, mais le développement rédactionnel aurait été plutôt centrifuge, dicté par une vision d'ensemble.

Notions fondamentales, p 11

Langue - discours (Benveniste)
Phrase - énoncé (Ducrot)
Signification - sens

p 12
Sujet parlant - locuteur
Pierre a dit: «je suis content»: deux locuteurs, un sujet parlant.

p 13
Le narrateur est un locuteur qui existe dans le cadre de la fiction. Sa présence n'est pas explicite de façon constante.

p 17
Diégésis et mimésis (Platon, Rimmon-Kenan, Genette), telling et showing, mode d'énonciation embrayé.

Appartenance au genre, p 19
Tout énoncé est le résultat d'une énonciation

p 20
Scène (et non situation) d'énonciation: pseudo-énoncé (pas de contact direct) [symétrie entre émission et réception].

II Éléments de la scène d'énonciation dans la Recherche
Mise en discours du «moi» et structure temporelle du récit, p 27, Note 3
Chaque énoncé a aussi bien un locuteur qu'un allocutaire.

p 29
La Recherche se présente comme le soliloque de quelqu'un qui dira à la fin: «Moi, c'était autre chose que j'avais à écrire.»
[Je mens toujours - Euboulide de Millet]

p 31
Époques 0, A, B, B' et C (de la plus vieille à la plus récente)

Types narratifs, p 34-35

  1. Plus mimétique, type actoriel, plan non embrayé
  2. Plan ni embrayé, ni non, embrayé; ni actoriel ni auctoriel; sujet intermédiaire plus ou moins explicite.
  3. Moins mimétique, nettement embrayé.

p 42
Définition des types: a, b, bc et c.

Classification des séquences, p 43-59
Présentation des extraits I à XXIV

p 60-64
Les séquences peuvent maintenant être regroupées en quatre groupes fondamentaux, représentant les quatres types narratifs de base: ITER(bc), ITER(b), SING(c) et SING(a) [itératif et singulatif].

III Le locuteur dans l'énoncé
p 70
Certains emplois manifestent «une sorte d'excès de l'énonciation sur la syntaxe». Les tours tels que les constructions «disloquées» et les phrases clivées et pseudo-clivées (angl. clefts and pseudo-clefts).

IV Passages itératifs de la Recherche: récit d'un «sujet intermédiaire»?
p 99
La modification du mode d'énonciation est accompagnée d'un changement dans le choix des temps du verbe.

V Passages «auctoriels» de la Recherche: récit d'un narrateur-écrivain?
p 137, Note 23
«L'importance du récit 'anachronique' dans la Recherche du temps perdu est évidemment liée au caractère rétrospectivement synthétique du récit proustien, à chaque instant tout entier présent à lui-même dans l'esprit du narrateur, qui -depuis le jour où il en a perçu dans une extase la signification unifiante- ne cesse d'en tenir tous les fils à la fois [...]» (Genette)

p 147, Extrait XXIV 460

D'ailleurs que nous occupions une place sans cesse accrue dans le Temps, tout le monde le sent, et cette universalité ne pouvait que me réjouir puisque c'est la vérité, la vérité soupçonnée par chacun que je devais chercher à élucider. Non seulement tout le monde sent que nous occupons une place dans le Temps, mais cette place, le plus simple la mesure approximativement comme il mesurerait celle que nous occupons dans l'espace.

Les masques du locuteur, p 148
Ce qui est paradoxal, c'est que le locuteur cache sa pensée en même temps qu'il rend évidente sa présence.
[Perec]

VI Passages «actoriels» de la Recherche: récit du moi narré
p 180, Extrait XX 522

Le beau temps, cette nuit-là, fit un bond en avant, comme un thermomètre monte à la chaleur. Quand je m'éveillai, de mon lit, par ces matins tôt levés du printemps, j'entendais les tramways cheminer, à travers les parfums, dans l'air auquel la chaleur se mélangeait de plus en plus jusqu'à ce qu'il arrivât à la solidification et à la densité de midi.
Le glissement assez surprenant de la narration singulative à la narration itérative est caractéristique de la Recherche. Le changement est signalé par les adverbes temporels. Les temps verbaux sont par contre plus ambigus.

VII Les temps verbaux et l'embrayage dans la Recherche
Temps référentiel et emploi pragmatique, p 204
[Bayard] se pose même la question de savoir s'il ne faudrait pas inverser l'approche et considérer comme digressif ce qui entoure les passages communément pris pour tels, ce qui signifierait que le véritable sujet du texte serait constitué par les passages digressifs en question.

Présent, passé composé et futur
Glissements d'ancrage énonciatif, p 228
Le PR [présent], qui, d'après le contexte qui précède, est celui du moi narré, semble ainsi se confondre avec le PR du locuteur, si bien que les frontières entre les deux ancrages énonciatifs deviennent particulièrement floues.

Temps du passé
Imparfait, p 257
Quels sont les emplois exceptionnels et transgressifs de l'IMP dans la Recherche? Ce sont les emplois dont la fonction pragmatique, moins conventionnelle, est conditionnée surtout par le contexte local. [...] L'ambiguité est transférée de l'axe paradigmatique sur l'axe syntagmatique, car l'IMP fonctionne fréquemment comme temps transitoire entre divers modes de narration et il est l'outil principal du changement de point de vue.

p 258, Extrait XVII 101-102

Mais maintenant les invités de la soirée commençaient d'arriver et la maîtresse de maison s'était assise non loin de l'entrée -droite et fière, dans sa majesté quasi royale, les yeux flambants par leur incandescence propre- entre deux Altesses sans beauté et l'ambassadrisse d'Espagne.
L'interprétation de l'IMP commençaient comme singulatif est suggérée aussi bien par l'adverbe maintenant que par la phrase nettement singulative qui suit. Cependant, le contexte itératif précédent, à la suite duquel se place la phrase, peut faire comprendre que le récit itératif des habitudes de la Princesse se poursuit jusqu'à la fin du paragraphe, ce qui inciterait à interpréter l'IMP commençaient comme itératif. Le recours constant à l'IMP crée ainsi une continuité qui sert à dissimuler la modification du type narratif.

p 260-261, Extrait X 355-356

Je ne voyais pas mes amies mais je devinais leur présence, j'entendais leur rire enveloppé comme celui de Néréides dans le doux déferlement qui montait à mes oreilles. "Nous avons regardé, me disait le soir Albertine, pour voir si vous descendriez. Mais vos volets sont restés fermés même à l'heure du concert." Midi sonnait, enfin arrivait Françoise.
Le passage cité comporte une réplique pseudo-itérative. Son objectif est de donner une synthèse de plusieurs situations plus ou moins similaires.

p 263
Le dernier énoncé a un rôle fondamental: en même temps qu'il ratifie le caractère singulatif du récit en rapportant les réflexions du moi à un moment particulier, il déplace avec certitude le point de vue narratif vers ce moi narré.
[cf le verbe renvoyé à la fin de la phrase en allemand]

Plus-que-parfait, p 265
«L'avenir devenu présent ne ressemble pas à l'idée qu'on s'en était faite dans le passé» (Genette)

Délimitations de séquences textuelles, p 269-270
Ainsi l'incipit au PC est d'une certaine façon complété à plusieurs endroits du texte, d'abord à la fin de Combray [...], ensuite à la fin du premier volume, Du coté de chez Swann [...], et finalement dans la toute dernière phrase de l'oeuvre:

Du moins, si elle [la force] m'était laissée assez longtemps pour accomplir mon oeuvre, ne manquerais-je pas d'abord d'y décrire les hommes (cela dût-il les faire ressembler à des êtres monstrueux) comme occupant une place si considérable, à coté de celle si restreinte qui leur est réservée dans l'espace, une place au contraire prolongée sans mesure -puisqu'ils touchent simultanément comme des géants plongés dans les années, à des époques si distantes, entre lesquelles tant de jours sont venus se placer- dans le Temps.

VIII Conclusion, p 274
En plus des oscillations constatées, on peut constater une évolution vers une déstabilisation du monde raconté au profit du monde où l'on raconte.


A la recherche du temps perdu,
Linguistique ToC
Marc Girod
Last modified: Tue Mar 5 08:30:13 EET 2002