Lettres à Milena

Franz Kafka
1920-1923
Traduites de l'allemand par Alexandre Vialatte
NRF Gallimard, 1956

Jeudi, p. 42

Je n'ai jamais compris, en effet, quand quelqu'un s'éprenait de moi, et j'ai détruit bien des rapports humains par une disposition d'esprit logique qui croit toujours plus fortement à une erreur du partenaire qu'à un miracle.

Mercredi, p. 84

J'ai vu aujourd'hui un plan de Vienne, et je suis resté un moment sans comprendre qu'on ait bâti une si grande ville alors que tu n'as besoin que d'une chambre.

Jeudi, p. 85

Quant à Milena, la chose n'a rien à voir avec germanique ou hébraïque. Ceux qui comprennent le mieux le tchèque (à part les Juifs tchèques évidemment) sont les messieurs des « Naše rec », ensuite les lecteurs de la revue, enfin les abonnés, et je suis un abonné... Je te dis, en cette qualité, qu'il n'y a rien de tchèque en Milena que le diminutif : Milenka. Que la chose te plaise ou non, ainsi le veut la philologie.

Note 2.

Kafka prétend que « Milena » est un nom latinisé. Le diminutif « Milenka », en revanche, est certainement tchèque ; il signifie « la petite bien-aimée »... La forme purement tchèque du nom serait donc, selon Kafka, « Milada ».

Jeudi, plus tard, p. 115

C'était dans le haut de la forêt le second jour. Je distingue très bien les jours : le premier a été celui de l'incertitude, le second celui de la trop grande certitude, le troisième celui du repentir, le quatrième a été le bon.

Mardi, p. 119

Quoi que puissent dire de toi les autres dans ton cercle, un vaste cercle, en leur sublime intelligence ou leur stupidité bestiale (mais les bêtes ne sont pas comme eux), en leur diabolique bonté ou en leur amour homicide, moi, Milena, moi, je sais à fond que tu as raison quoi que tu fasses, que tu restes à Vienne ou viennes ici, ou que tu restes entre Vienne et Prague, ou que tu fasses tantôt l'un et tantôt l'autre. Qu'aurais-je à faire avec toi si je ne le savais ?

Après-midi, p. 120

Hier, je t'ai conseillé de ne pas m'écrire chaque jour ; je n'ai pas changé d'avis, ce serait très bon pour nous deux, et je te le conseille encore, et j'y insiste même encore plus ; seulement, Milena, ne m'écoute pas, je t'en prie ; écris-moi quand même tous les jours, tu n'as pas besoin d'en mettre bien long, tu peux faire bien plus bref que tes lettres d'aujourd'hui ; deux lignes, à peine, une seule, un mot, mais de ce mot je ne puis me passer sans une effroyable souffrance.

Mercredi, p. 121

Il en résulte peut-être que maintenant nous sommes tous deux mariés, toi à Vienne, moi à Prague (avec la peur), et que tu n'es pas la seule à ronger le frein conjugal [...]
Pour moi tu es plus claire, plus sûre que tout.

Samedi, p. 183

Merci de la permission de lire la Tribuna. [...] Tu as tort de faire si peu de cas de tes articles de mode. Je te suis réellement reconnaissant de pouvoir maintenant les lire ouvertement (en cachette, en effet, je l'avais déjà fait souvent).

Dimanche, p. 190

Dimanche nous serons ensemble, cinq, six heures, trop peu pour parler, assez pour nous taire, nous tenir par la main, nous regarder dans les yeux.

Vendredi, p. 202

Cette vérité est absolue, inébranlable, c'est la colonne qui porte le monde, et cependant j'avoue une chose dans le domaine de l'impression (de l'impression seulement, car la vérité reste, elle reste absolue ; quand je m'apprête à écrire quelque chose comme ce qui va venir, les épées dont les pointes m'encerclent se rapprochent lentement de mon corps, et c'est le plus parfait des supplices ; lorsqu'elles commencent à m'effleurer -- je ne parle pas d'entailler -- lorsqu'elles commencent simplement à m'effleurer, c'est déjà si épouvantable qu'immédiatement, au premier cri, je trahis tout, toi, moi et tout) ; j'avoue donc avec ces réserves qu'un tel échange de lettres au sujet de ces questions me produit la même impression (je dis l'impression seulement, je le répète pour l'amour de ma peau) que si je vivais dans quelque coin d'Afrique centrale, que j'y eusse vécu toute ma vie, et que je te fisse part à toi, qui vis au beau milieu de l'Europe, de mon inébranlable opinion sur la prochaine constellation politique.
Mais ce n'est là qu'une comparaison, une sotte, maladroite et fausse comparaison, sentimentale, pitoyable et volontairement aveugle ; rien d'autre, s'il vous plaît, épées.

p. 204

C'est comme si Ève avait cueilli la pomme (il me semble parfois que je comprends mieux le péché originel que personne), mais simplement pour la montrer à Adam parce qu'elle l'aurait trouvée belle. Le définitif était d'y mordre ; jouer avec n'était sans doute pas permis, mais n'était pas interdit non plus.

Mardi, pp. 207-208

Il est absurde de t'adresser une prière dans une lettre que tu ne recevras pas avant quinze jours, mais peut-être n'est-ce là qu'une petite contribution à l'absurdité de la prière en général : si tu en trouves le moindre moyen en ce monde sans garde-fous (où l'on est emporté quand on est emporté, et où l'on ne peut pas se tirer d'affaire) ne te laisse pas rebuter par moi, même si je te déçois une fois, ou mille fois, ou juste en ce moment ou, plutôt, toujours juste en ce moment.

Vendredi, p. 215

Je sens toujours, avec un orgueil que je ne peux plus maîtriser, que je vis pour toi, que j'en ai la permission, et je remercie le destin parce que tu t'es un jour arrêtée près de moi et que tu m'as tendu la main.

Lundi soir, p. 238

Je peux oser la mort. J'ai été envoyé comme la colombe de la Bible, je n'ai rien trouvé de vert, je rentre dans l'Arche obscure.
Vois, Milena, comme je ne pense jamais qu'à moi, ou plutôt à l'étroit domaine qui nous est commun, l'étroit domaine qui, à mon sens, selon ma volonté, est décisif pour nous, et comme je néglige tout le reste.

p. 239

Si tu mérites une bonne parole ? C'est moi qui ne mérite sans doute pas de te la dire ; autrement, rien ne s'y opposerait.

Samedi soir, p. 253

Ces lettres, telles qu'elles sont, ne peuvent être bonnes qu'à torturer ; et si elles ne le font pas c'est pire.

Mémoires ToC
Marc Girod
Last modified: Mon Oct 3 19:44:47 EEST 2005