La nausée


Jean-Paul Sartre
Gallimard 1938, folio 1992

Personnages :

Exergue de Céline

« tout juste un individu ».

Jeudi après-midi

p. 29
Ce qui manque dans tous ces témoignages, c'est la fermeté, la consistance. Ils ne se contredisent pas, non, mais ils ne s'accordent pas non plus ; ils n'ont pas l'air de concerner la même personne. Et pourtant les autres historiens travaillent sur des renseignements de même espèce. Comment font-ils ? Est-ce que je suis plus scrupuleux ou moins intelligent ?

5 heures et demie

p. 42
Je suis dans la musique. [...] Mon verre de bière s'est rapetissé, il se tasse sur la table : il a l'air dense, indispensable. Je veux le prendre et le soulever, j'étends la main... Mon Dieu, c'est ça surtout qui a changé, ce sont mes gestes. Ce mouvement de mon bras s'est développé comme un thème majestueux, il a glissé le long du chant de la Négresse ; il m'a semblé que je dansais.

p. 48

Non, ce n'est pas en elle qu'elle puise la force de tant souffrir. ça lui vient du dehors... c'est ce boulevard. Il faudrait la prendre par les épaules, l'emmener aux lumières, au milieu des gens, dans les rues douces et roses : là-bas on ne peut pas souffrir si fort [...]

Vendredi, 3 heures

p. 55
Le médecin [...] était borgne lui aussi [...] Ces deux hommes, comme les Nornes, n'ont qu'un œil qu'ils se passent à tour de rôle.

p. 56

Pour cent histoires mortes, il demeure tout de même une ou deux histoires vivantes. Celles-là, je les évoque avec précaution, quelquefois, pas trop souvent, de peur de les user. J'en pêche une, je revois le décor, les personnages, les attitudes. Tout à coup je m'arrête : j'ai senti une usure, j'ai vu pointer un mot sous la trame des sensations. Ce mot-là, je devine qu'il va prendre la place de plusieurs images que j'aime.
Jamais je n'ai eu si fort qu'aujourd'hui le sentiment d'être sans dimensions secrètes, limité à mon corps, aux pensées légères qui montent comme des bulles. Je construis mes souvenirs avec mon présent. Je suis rejeté, délaissé dans le présent. Le passé, j'essaie en vain de le rejoindre : je ne peux pas m'échapper.

p. 65

Comme s'il pouvait y avoir des histoires vraies ; les événements se produisent dans un sens et nous les racontons en sens inverse. On a l'air de débuter par le commencement : « C'était par un beau soir de l'automne de 1922. J'étais clerc de notaire à Marommes. » Et en réalité c'est par la fin qu'on a commencé. Elle est là, invisible et présente, c'est elle qui donne à ces quelques mots la pompe et la valeur d'un commencement.

Mardi gras

p. 104
Ils expliquent le neuf par l'ancien — et l'ancien, ils l'ont expliqué par des événements plus anciens encore, comme ces historiens qui font de Lénine un Robespierre russe, et de Robespierre un Cromwell français : au bout du compte, ils n'ont jamais rien compris du tout...

Lundi

p. 139
« Comment donc, moi qui n'ai pas eu la force de retenir mon propre passé, puis-je espérer que je sauverai celui d'un autre ? »

p. 143

M. de Rollebon était mon associé : il avait besoin de moi pour être et j'avais besoin de lui pour ne pas sentir mon être.

p. 145

En ce moment même — c'est affreux — si j'existe, c'est parce que j'ai horreur d'exister.

Six heures du soir

p. 182
Tous ces objets... comment dire ? Ils m'incommodaient ; j'aurais souhaité qu'ils existassent moins fort, d'une façon plus sèche, plus abstraite, avec plus de retenue.

p. 183

Nous étions un tas d'existants gênés, embarrassés de nous-mêmes, nous n'avions pas la moindre raison d'être là, ni les uns ni les autres, chaque existant confus, vaguement inquiet, se sentait de trop par rapport aux autres. De trop : c'était le seul rapport que je pusse établir entre ces arbres, ces grilles, ces cailloux.

p. 185

Les bretelles d'Adolphe, l'autre soir, au Rendez-vous des Cheminots. Elles n'étaient pas violettes. Je revis les deux tâches indéfinissables sur la chemise. Et le galet, ce fameux galet, l'origine de toute cette histoire : il n'était pas... je ne me rappelais pas bien au juste ce qu'il refusait d'être. Mais je n'avais pas oublié sa résistance passive.

p, 190

Tout existant naît sans raison, se prolonge par faiblesse et meurt par rencontre.

p. 199

[...] elle posait ainsi de ces questions indiscrètes qui me gênaient fort parce que j'y sentais à la fois un intérêt sincère et le désir d'en finir au plus vite.

p. 201

Cet intérêt profond qu'elle porte à mon essence éternelle et son indifférence totale pour ce qui peut m'arriver dans la vie [...]

Jean-Paul Sartre,
Romans
Marc Girod