Quand le monde s'est fait nombre

Olivier Rey, Stock 2016

I. L'empire du nombre

p. 13
[Galilée] ...dans son esprit, mathématiser le monde ne signifiait pas tant compter, que géométriser. Sa science se souciait très peu de précision numérique qui, du reste, faute des instruments adéquats, eût été fort difficile à obtenir.

II. Les débuts de la statistique

pp. 19-20
L'émergence d'une pensée statistique relève de cette aspiration à la rationalité, appliquée à l'administration des êtres et des choses. On en trouve une illustration éclatante, au XVIe siècle, dans l'œuvre de Jean Bodin, le plus grand théoricien politique de son temps.

La statistique allemande

pp. 30-31
La croissance de la quantité d'informations émanant de sources multiples, à la précision et à la fiabilité très diverses, améliora moins les choses qu'elle ne les rendit problématiques, rendant de nouveaux efforts de classification, de hiérarchisation, de délimitation, de critique nécessaires. Gottfried Achenwall, professeur à l'université de Göttingen, s'attela à la tâche et, dans un ouvrage intitulé Constitution des royaumes européens en abrégé, publié en 1752, entendit offrir une vue d'ensemble des différents pays à travers leurs principales caractéristiques politiques, sociales et économiques —agriculture, manufactures, commerces. Achenwall est-il, comme on le trouve souvent allégué, l'inventeur du terme Statistik ? Non, même si c'est à partir de lui que l'usage du mot se répandit. Le mot avait déjà fait son apparition au XVIIe siècle, calqué sur le latin moderne statisticus, « relatif à l'État », via l'italien statistica, dérivé de statista, « homme d'État », lui-même dérivé du latin status, « état », au sens de position, situation, et aussi forme de gouvernement. En latin médiéval, status signifiait aussi « inventaire » [...]

L'arithmétique politique

La question démographique

III. La société des individus

Dissociation et société

p. 62
Le monde antique et médiéval était formé d'éléments foncièrement hétérogènes. Pour autant, cette coexistence d'éléments hétérogènes n'était pas chaos, ou simple entassement, elle formait au contraire un cosmos, c'est-à-dire, au sens premier du terme, un ensemble bien ordonné, une harmonie.

p. 65

Comme l'a parfaitement résumé Ferdinand Tönnies : « Selon la théorie de la société, celle-ci est un groupe d'êtres humains qui, comme dans la communauté, vivent et demeurent pacifiquement les uns à côté des autres, mais qui, au lieu d'être essentiellement liés, sont au contraire essentiellement séparés ; et alors que dans la communauté, ils restent liés en dépit de tout ce qui les sépare, dans la société ils restent séparés en dépit de tout ce qui les lie. »

La multiplication des hommes

Les mystères de la société

p. 81
On sut très vite que la sécheresse des relevés dissimule les choix, conscients ou non, qui en amont ont découpé le réel en rubriques, et que la positivité des mesures tend à faire oublier ce qu'il y a de contestable dans la sélection et la délimitation des éléments à mesurer.

[...] rappelons cette phrase souvent attribuée (à tort) à Disraeli, qui dit qu'il y a trois sortes de mensonges : lies, damned lies, and statistics.

p. 83

[~1820] la statistique soulignait l'existence, sur fond d'égalité formelle, de différences réelles énormes, dont l'objectivation contribua à accréditer une notion riche d'avenir : celle de classe sociale

IV. L'explosion statistique

p. 113-114
L'ingénieur et économiste écossais William Playfair fut le premier à avoir l'idée, dès la fin du XVIIIe siècle, de présenter les statistiques numériques non plus selon des listes ou des tableaux pénibles à déchiffrer, mais en usant d'un certain nombre de procédés graphiques propres à rendre l'information directement intelligible. [...] sous la forme de courbes et d'histogrammes. [En 1801] apparaissent des disques dont les aires sont proportionnelles aux quantités à exprimer, ainsi que les diagrammes circulaires (pie charts en anglais, « camemberts » en français).

p. 115

[...] là où l'analyse de colonnes de chiffres fût demeurée cantonnée à un petit milieu de spécialistes, la carte de Dupin suscita une émotion et une discussion nationales.

p. 118

[...] la leçon de Newton : ce n'était pas en multipliant et en raffinant toujours davantage les observations astronomiques que celui-ci avait élaboré sa théorie de la gravitation mais en en sachant dégager des principes.

V. La question sociale

Le mal du siècle

Faire travailler les pauvres

La question du nombre

Le cas français

p. 161
Premier congrès international de statistiques, 1853

p. 162

En même temps que la liberté s'installait, la masse des pauvres se constituait — « cette majorité écrasante de tous les hommes, que la Révolution française appela les malheureux, et qu'elle transforma en enragés, pour les abandonner finalement, les laisser retomber dans la situation de misérables » (Arendt)

VI. Statistique et sociologie

La physique sociale

De la physique sociale à la sociologie

VII. Du social aux sciences de la nature

Généalogie du darwinisme

Hérédité et statistique

p. 216
Avec l'eugénisme adossé à la théorie darwinienne de l'évolution, on est toujours confronté à cette contradiction : l'humanité est considérée comme une espèce animale parmi d'autres et, en même temps, certains comportements sont accusés d'aller à l'encontre des lois de la nature. Comment peut-on n'être que nature et pourtant y contrevenir ? Insoucieuse de l'aporie, une bonne partie des élites du temps accueillait avec faveur les conceptions eugéniques, qui avaient ceci de séduisant qu'elles « démoralisaient » les problèmes sociaux en en proposant une interprétation biologique.

De la statistique dans le gaz

Statistique et entropie

Conséquences et prolongements

p. 246
La théorie cinétique des gaz, après avoir été perçue comme le produit imparfait d'une science devant renoncer à son absolu déterminisme du fait du nombre, apparaît comme le premier exemplaire réussi d'une science articulée aux caractéristiques de notre rapport au monde.

p. 248

À la fin du XXe siècle, Alistair Cameron Crombie a entrepris d'identifier et d'étudier les différents « styles » présents à l'intérieur de la pensée scientifique d'origine européenne. Il en distingue six :
  1. La méthode de postulation [...]
  2. La méthode expérimentale [...]
  3. La construction de modèles analogiques [artistes et ingénieurs élaborent un plan]
  4. La mise en ordre par la taxinomie [...]
  5. L'analyse probabiliste et statistique.
  6. La méthode historique ou génétique [...]

VIII. La littérature face au nombre

Concurrencer la statistique

La Comédie humaine

De Waterloo à Borodino

pp. 274-275
« Le plus incompréhensible c'est que les hommes qui étudient l'histoire se refusent délibérément à voir qu'on ne peut attribuer la marche de flanc à la décision d'un seul homme, que personne ne l'avait prévue, que [...] personne sur le moment n'avait imaginé cette opération dans son ensemble, mais qu'elle fut le produit d'actions partielles, un pas en entraînant un autre, en relation avec un nombre incalculable de circonstances diverses ; elle n'apparut dans son unité que lorsque ayant été accomplie, elle appartint au passé. » Tolstoï en tire une leçon générale : « Tant qu'on écrira l'histoire des individus [...] et non pas l'histoire de TOUS les hommes [...] il est absolument impossible de décrire le mouvement de l'humanité sans faire appel à la notion d'une force qui oblige les hommes à diriger leur activité vers un seul but. Et la seule notion de ce genre que connaissent les historiens, c'est le pouvoir. »

Le rejet du nombre

Le nombre des artistes

p. 281
Selon Hegel, le désir fondamental de l'être humain en temps qu'humain est un désir de reconnaissance. [...] Le désir de reconnaissance apparut d'autant plus clairement que sa satisfaction devenait incertaine. Le monde ancien, en même temps qu'il assignait une place à chacun, accordait à chacun un minimum de reconnaissance en tant qu'il occupait cette place. Dans le monde moderne, les places sont, en principe, ouvertes à chacun. La liberté croît, mais le minimum de reconnaissance autrefois assuré ne l'est plus. [...] D'où une compétition générale, dont les vainqueurs ont tendance à attirer à eux l'essentiel de la reconnaissance sociale, ne laissant en partage à tous les autres que des miettes et beaucoup d'insatisfaction.

IX. Hainamour statistique

pp. 289-290
Déjà en 2012, la Harvard Business Review estimait que data scientist était « la profession la plus sexy » du XXIe siècle.

Les nouveaux chemins de la connaissance (18.11.16), La Grande table idées (08.10.18),
Essais
Marc Girod