De la Grammatologie

Jacques Derrida
Collection « Critique », Les Éditions de Minuit, 1967

Contre Saussure et Lévi-Strauss ; une lecture critique de Rousseau, particulièrement de l'« Essai sur l'origine des langues », à l'aide de « La Transparence et l'obstacle », de Jean Starobinski.

Première partie : l'écriture avant la lettre

Chapitre I - la fin du livre et le commencement de l'écriture

Le programme

p. 20-21
[Le] développement des pratiques de l'information étend largement les possibilités du « message », jusqu'au point où celui-ci n'est plus la traduction « écrite » d'un langage, le transport d'un signifié qui pourrait rester parlé dans son intégrité.

Chapitre 2 - linguistique et grammatologie

p. 42
Que peut signifier d'abord une science de l'écriture, s'il est acquis :
1° que l'idée même de science est née à une certaine époque de l'écriture ;
2° qu'elle a été pensée [...] dans un langage impliquant un certain type de rapports [...] entre parole et écriture ;
3° que dans cette mesure, elle a été d'abord liée au concept et à l'aventure de l'écriture phonétique, valorisée comme le telos de toute écriture, alors même que ce qui fut constamment le modèle exemplaire de la scientificité — la mathématique — n'a jamais cessé de s'en éloigner ;
4° que l'idée plus étroite d'une science générale de l'écriture est née [...] à une certaine époque de l'histoire du monde [XVIIIe siècle...] ;
5° que l'écriture n'est pas seulement un moyen auxiliaire au service de la science — et éventuellement son objet — mais d'abord [...] la condition de possibilité [...] de l'objectivité scientifique. [...]
6° que l'historicité elle-même est liée à la possibilité de l'écriture [...] l'écriture ouvre le champ de l'histoire [...]
Science de la science qui n'aurait plus la forme de la logique mais de la grammatique ?

Le dehors est le dedans

p. 68
Cet effort sera laborieux et nous savons a priori que son efficacité ne sera jamais pure et absolue.

p. 71

[Husserl, Peirce] Il s'agit d'élaborer [...] une doctrine formelle des conditions auxquelles un discours doit satisfaire pour avoir un sens, pour « vouloir dire », même s'il est faux ou contradictoire.

p. 83

[...] dans le travail de répression historique, l'écriture était, par situation, destinée à signifier le plus redoutable de la différence. Elle était ce qui, au plus proche, menaçait le désir de la parole vive, ce qui du dedans et dès son commencement, l'entamait. Et la différence, nous l'éprouverons progressivement, ne se pense pas sans la trace.

p. 90

[...] l'origine n'a même pas disparu, [...] elle n'a jamais été constituée qu'en retour par une non-origine, la trace, qui devient ainsi l'origine de l'origine.

p. 92

La trace (pure) est la différance.

p. 93 [citation de Saussure, Cours, p. 98]

L'image acoustique « n'est pas le son matériel, chose purement physique, mais l'empreinte psychique de ce son ».

La brisure

p. 97

Cette passivité est aussi le rapport à un passé, à un toujours-déjà-là qu'aucune réactivation de l'origine ne saurait pleinement maîtriser et réveiller à la présence.

Chapitre 3 - de la grammatologie comme science positive

L'algèbre : arcanum et transparence

p. 117

Il y a une unité profonde, à l'intérieur d'une certaine époque historique, entre la théologie infinitiste, le logocentrisme et un certain technicisme.

Le rebus et la complicité des origines

p. 139

[Ne] faut-il pas se dépouiller aussi, entre autres présupposés ethnocentriques, d'une sorte de monogénétisme graphique transformant toutes les différences en écarts ou retards, accidents ou déviations ?

Deuxième partie : nature, culture, écriture

Chapitre I - la violence de la lettre : de Lévi-Strauss à Rousseau

p. 149

Si de manière un peu conventionnelle, nous appelons ici discours la représentation actuelle, vivante, consciente d'un texte dans l'expérience de ceux qui l'écrivent ou le lisent, et si le texte déborde sans cesse cette représentation par tout le système de ses lois propres, alors la question généalogique excède largement les possibilités qui nous sont aujourd'hui données de l'élaborer.

La guerre des noms propres

p. 167-168

On soupçonne déjà — et tous les textes de Lévi-Strauss le confirmeraient — que la critique de l'ethnocentrisme, thème si cher à l'auteur des Tristes tropiques, n'a le plus souvent pour fonction que de constituer l'autre en modèle de la bonté originale et naturelle, de s'accuser et de s'humilier, d'exhiber son être-inacceptable dans un miroir contre-ethnocentrique.

L'écriture et l'exploitation de l'homme par l'homme

p. 188

La notion de quantité de connaissance n'est-elle pas suspecte ?

Chapitre 2 - « ce dangereux supplément... »

De l'aveuglement au supplément

p. 214

[La raison] est la pensée de l'identité à soi de l'être naturel.

La chaîne des suppléments

p. 226

Tout commence par l'intermédiaire, voilà ce qui est « inconcevable à la raison ».

L'exorbitant. Question de méthode

p. 229-230

S'il nous paraît impossible au principe de séparer, par interprétation ou commentaire, le signifié du signifiant, et de détruire ainsi l'écriture par l'écriture qu'est encore la lecture, nous croyons néanmoins que cette impossibilité s'articule historiquement.
[...]
à l'exception d'une pointe ou d'un point de résistance qui ne s'est reconnu comme tel que très tard, l'écriture littéraire s'est presque toujours et presque partout, selon des modes et à travers des âges très divers, prêtée d'elle-même à cette lecture transcendante, à cette recherche du signifié que nous mettons ici en question, non pour l'annuler mais pour la comprendre dans un système auquel elle est aveugle.
[Rousseau] a produit une littérature philosophique à la quelle appartiennent le Contrat social et la Nouvelle Héloïse, et a choisi d'exister par l'écriture littéraire : par une écriture qui ne s'épuiserait pas dans le message [...]

Chapitre 3 - genèse et structure de l'Essai sur l'origine des langues

II. L'imitation

p. 284

Comme si le chant et la parole, qui ont le même acte et la même passion de naissance, n'avaient pas toujours déjà commencé à se séparer.
[le chant comme porteuse de la parole, comme proto-écriture — Kalevala, Bhagavad-gita]
L'estampe et les ambiguïtés du formalisme

p. 288

Outre ce système d'oppositions qui gouverne tout l'Essai (servitude/liberté politico-linguistique, Nord-Sud, articulation/accent, consonne/voyelle, capitale/province, cité autarcique et démocratique ), nous pouvons ici percevoir l'allure étrange du procès historique selon Rousseau.

p. 296

Si l'origine de l'art est la possibilité de l'estampe, la mort de l'art et l'art comme mort sont prescrits dès la naissance de l'œuvre.
[...] il hérite, comme s'il allait de soi, du concept traditionnel de la mimesis...

p. 298

Rousseau [oppose] la bonne forme à la mauvaise forme, la forme de vie à la forme de mort, la forme mélodique à la forme harmonique, forme à contenu imitatif et forme sans contenu, forme pleine de sens et abstraction vide.

III. L'articulation

« Ce mouvement de baguette... »
p. 327
La parole est [...] « la première institution sociale ». Elle n'est donc pas naturelle. Elle est naturelle à l'homme, elle appartient à sa nature, à son essence qui n'est pas, comme celle des animaux, naturelle.
L'inscription de l'origine
p. 347-348
La supplémentarité rend donc possible tout ce qui fait le propre de l'homme : la parole, la société, la passion, etc. [...] L'homme ne s'appelle l'homme qu'en dessinant des limites excluant son autre du jeu de la supplémentarité : la pureté de la nature, de l'animalité, de la primitivité, de l'enfance, de la folie, de la divinité. L'approche de ces limites est à la fois redoutée comme une menace de mort et désirée comme accès à la vie sans différance. L'histoire de l'homme s'appelant l'homme est l'articulation de toutes ces limites entre elles. Tous les concepts déterminant une non-supplémentarité (nature, animalité, primitivité, enfance, folie, divinité) n'ont évidemment aucune valeur de vérité. Ils appartiennent — d'ailleurs avec l'idée de vérité elle-même — à une époque de la supplémentarité. Ils n'ont de sens que dans une clôture du jeu.
L'écriture nous apparaîtra de plus en plus comme un autre nom de cette structure de supplémentarité.
Ce « simple mouvement de doigt ». L'écriture et la prohibition de l'inceste
p. 361
[...] parmi les « trois états de l'homme considéré par rapport à la société » [...], le dernier seul marque l'accès de l'homme à lui-même dans la société. C'est celui de l'homme civil et laboureur. Les deux états précédents (sauvage chasseur et barbare pasteur) appartiennent encore à une sorte de préhistoire.

Chapitre 4 - du supplément à la source : la théorie de l'écriture

La métaphore originaire
Histoire et système des écritures

p. 404-405

La science — que Warburton et Condillac appellent ici la philosophie —, l'épistémè et éventuellement le savoir de soi, la conscience, seraient donc le mouvement de l'idéalisation : formation algébrisante, dé-poétisante, dont l'opération consiste à refouler, pour mieux le maîtriser, le signifiant chargé, l'hiéroglyphe lié. Que ce mouvement rende nécessaire le passage par l'étape logocentrique, ce n'est là qu'un paradoxe apparent : le privilège du logos est celui de l'écriture phonétique [...] On méprise du même coup l'écriture (phonétique) parce qu'elle a l'avantage d'assurer une plus grande maîtrise en s'effaçant [...] Le concept d'histoire est donc le concept de la philosophie et de l'épistémè. [...] C'est en un sens jusqu'ici inouï — et qui n'a rien à voir avec les niaiseries hégéliennes d'apparence analogue — que l'histoire est l'histoire de la philosophie. Ou si l'on préfère, il faut prendre ici à la lettre la formule de Hegel : l'histoire n'est que l'histoire de la philosophie, le savoir absolu est accompli. Ce qui excède alors cette clôture n'est rien : ni la présence de l'être, ni le sens, ni l'histoire ni la philosophie ; mais autre chose qui n'a pas de nom, qui s'annonce dans la pensée de cette clôture et conduit ici notre écriture.

p. 406

La philosophie est l'invention de la prose. Le philosophe parle en prose. Moins en excluant le poète de la cité qu'en écrivant.

p. 407

Le sillon, c'est la ligne telle que la trace le laboureur : la route — via rupta — fendue par le soc de la charrue. Le sillon de l'agriculture, nous nous en souvenons, ouvre la nature à la culture.


Philosophie ToC
Marc Girod
Last modified: Thu Dec 22 10:17:12 EET 2005