Situations II

Jean-Paul Sartre
Gallimard, 1948

Exemples chez Le Tintoret, Picasso, Klee, Vermeer (105), Van Gogh (106).

Présentation des Temps modernes

p. 19

Les bienfaits bourgeois sont des actes individuels qui s'adressent à la nature humaine universelle en tant qu'elle s'incarne dans un individu. [...] La charité bourgeoise entretient le mythe de la fraternité.

p. 20

Après avoir ainsi « isolé » ces affections immuables, il pourra entreprendre de les réduire, à leur tour, à des particules élémentaires. [...]
Proust s'est choisi bourgeois, il s'est fait le complice de la propagande bourgeoise, puisque son œuvre contribue à répandre le mythe de la nature humaine.

La nationalisation de la littérature

Qu'est-ce que la littérature ?

p. 58

Que de sottises ! C'est qu'on lit vite, mal et qu'on juge avant d'avoir compris.
[...] Qu'est-ce qu'écrire ? Pourquoi écrit-on ? Pour qui ?

I Qu'est-ce qu'écrire ?

p. 62

Mais le peintre, direz-vous, s'il fait des maisons ? Eh bien précisément il en fait, c'est-à-dire qu'il crée une maison imaginaire sur la toile et non un signe de maison.

p. 63

L'empire des signes, c'est la prose ; la poésie est du coté de la peinture, de la musique.

p. 66

Le poète n'utilise pas le mot.

p. 70

L'écrivain est un parleur : il désigne, démontre, ordonne, refuse, interpelle, supplie, insulte, persuade, insinue. S'il le fait à vide, il ne devient pas poète pour autant : c'est un prosateur qui parle pour ne rien dire.

p. 73

Dieu, s'il existait, serait, comme l'ont bien vu certains mystiques, en situation par rapport à l'homme.

p. 87, note 5

Il va de soi que, dans toute poésie, une certaine forme de prose, c'est-à-dire de réussite, est présente ; et réciproquement la prose la plus sèche renferme toujours un peu de poésie, c'est-à-dire une certaine forme d'échec.

II Pourquoi écrire ?

pp. 94-96

Dès le départ, le sens n'est plus contenu dans les mots puisque c'est lui, au contraire, qui permet de comprendre la signification de chacun d'eux ; et l'objet littéraire, quoi qu'il se réalise à travers le langage, n'est jamais donné dans le langage ; il est au contraire par nature silence et contestation de la parole. [...] le sens n'est pas la somme des mots, il en est la totalité organique. Rien n'est fait si le lecteur ne se met pas d'emblée et presque sans guide à la hauteur de ce silence. S'il ne l'invente, en somme, et s'il n'y place et fait tenir ensuite les mots et les phrases qu'il réveille. [...] Car si le silence dont je parle est bien en effet le but visé par l'auteur, du moins celui-ci ne l'a-t-il jamais connu ; son silence est subjectif et antérieur au langage, c'est l'absence de mots, le silence indifférencié et vécu de l'inspiration, que la parole particularisera ensuite, au lieu que le silence produit par le lecteur est un objet. Et à l'intérieur même de cet objet il y a encore des silences : ce que l'auteur ne dit pas. Il s'agit d'intentions si particulières qu'elles ne pourraient pas garder de sens en dehors de l'objet que la lecture fait paraître ; ce sont elles pourtant qui en font la densité et qui lui donnent son visage singulier. C'est peu de dire qu'elles sont inexprimées : elles sont précisément inexprimables. [...] tout ce la n'est jamais donné ; il faut que le lecteur invente tout dans un perpétuel dépassement de la chose écrite. [...] En un mot, la lecture est création dirigée. [...] les mots sont là comme des pièges pour susciter nos sentiments et les réfléchir vers nous ; chaque mot est un chemin de transcendance.

p. 98

Kant croit que l'œuvre existe d'abord en fait et qu'elle est vue ensuite. Au lieu qu'elle n'existe que si on la regarde et qu'elle est d'abord pur appel, pure exigence d'exister. Elle n'est pas un instrument [...] Vous êtes parfaitement libres de laisser ce livre sur la table. Mais si vous l'ouvrez, vous en prenez la responsabilité. [...] Cette fin absolue, cet impératif transcendant et pourtant consenti, repris à son compte par la liberté même, c'est ce qu'on nomme une valeur.

p. 101

Plus nous éprouvons notre liberté, plus nous reconnaissons celle de l'autre.

p. 106

C'est bien le but final de l'art : récupérer ce monde-ci en le donnant à voir tel qu'il est, mais comme s'il avait sa source dans la liberté humaine.

p. 110

Ainsi du monde romanesque [...] : pour qu'il offre son maximum de densité, il faut que le dévoilement-création par quoi le lecteur le découvre soit aussi engagement imaginaire dans l'action ; autrement dit, plus on aura de goût à le changer et plus il sera vivant.

III Pour qui écrit-on ?

pp. 134-135

Le public de Corneille, de Pascal, de Descartes, c'est Madame de Sévigné, le chevalier de Méré, Madame de Grignan, Madame de Rambouillet, Saint-évremont. Aujourd'hui, le public est, par rapport à l'écrivain, en état de passivité. [Alors...] On lit parce qu'on sait écrire ; avec un peu de chance, on aurait pu écrire ce qu'on lit.

p. 155

Nés de parents bourgeois, lus et payés par des bourgeois, il faudra qu'ils restent bougeois, la bourgeoisie, comme une prison, s'est refermée sur eux.

p. 166

Il vit dans la contradiction et dans la mauvaise foi puisqu'il sait à la fois et ne veut pas savoir pour qui il écrit. Il parle volontiers de sa solitude et, plutôt que d'assumer le public qu'il s'est sournoisement choisi, il invente qu'on écrit pour soi seul ou pour Dieu, il fait de l'écriture une occupation métaphysique, une prière, un examen de conscience, tout sauf une communication.

p. 184

L'anecdote est racontée du point de vue de l'absolu, c'est-à-dire de l'ordre ; c'est un changement local dans un système en repos.

IV Situation de l'écrivain en 1947

p. 261

L'objet créé n'est aucunement assimilable à un bien. Cette gratuité, loin qu'elle nous afflige, c'est notre orgueil, et nous savons qu'elle est l'image de la liberté.
Le paradoxe de notre époque, c'est que jamais la liberté constructrice n'a été si près de prendre conscience d'elle-même et que jamais, peut-être, elle n'a été si profondément aliénée. Jamais le travail n'a manifesté avec plus de puissance sa productivité et jamais ses produits et sa signification n'ont été plus totalement escamotés aux travailleurs, jamais l'homo-faber n'a mieux compris qu'il faisait l'histoire, et jamais il ne s'est senti plus impuissant devant l'histoire.

p. 262

S'il est vrai qu'avoir, faire et être sont les catégories cardinales de la réalité humaine, on peut dire que la littérature de consommation s'est limitée à l'étude des relations qui unissent l'être à l'avoir : la sensation est présentée comme jouissance [...] et celui qui sait le mieux jouir comme celui qui existe le plus ; [...] être c'est s'approprier.

pp. 287-288

Puisque nous sommes encore libres nous n'irons pas rejoindre les chiens de garde du P.C. [...] on nous répond que notre choix est inefficace et abstrait, que c'est un jeu d'intellectuel s'il ne s'accompagne pas de notre adhésion à un parti révolutionnaire : je ne le nie pas, mais ce n'est pas notre faute si le P.C. n'est pas un parti révolutionnaire. [...] Même si, comme citoyens, nous pouvons, dans des circonstances rigoureusement déterminées, soutenir sa politique de nos votes, cela ne signifie pas que nous devions lui asservir notre plume. [...] nous n'avons pas le droit [...] de nous solidariser avec un parti qui nous demande de travailler avec mauvaise conscience dans la mauvaise foi.

Situations I,
Philo ToC
Marc Girod
Last modified: Thu Feb 2 12:53:08 EET 2006