Penser avec Whitehead

« Une libre et sauvage création de concepts »
Isabelle Stengers
L'ordre philosophique, Le Seuil, 2002

Première partie : de la philosophie de la nature à la métaphysique

Le mathématicien et le coucher de soleil

p. 53
Ce contre quoi je proteste essentiellement est la bifurcation de la nature en deux systèmes de réalité qui, dans la mesure où ils sont réels, le sont en des sens différents [...]. Il y aurait deux natures dont l'une est hypothétique et l'autre rêvée [...]. Une autre manière d'énoncer cette théorie [...] est qu'elle fait bifurquer la nature en deux registres, à savoir la nature appréhendée dans l'expérience et la nature qui est la cause de cette expérience. La nature qui est le fait appréhendé dans l'expérience contient en elle-même le vert des arbres, le chant des oiseaux, la chaleur du soleil, la dureté des chaises et le toucher du velours. La nature qui est la cause de l'expérience est le système hypothétique des molécules et des électrons qui affecte l'esprit de telle sorte que se produise l'expérience de la nature apparente. [Concept of Nature, 29-31 / 54-55]

pp. 53-54

Whitehead ne se propose pas le moins du monde de « prouver » que nous devons abandonner le grand partage moderne entre qualités primaires, attribuées aux entités constituant la nature, et qualités secondaires, relatives à notre perception. [...] Il définit ce partage comme l'absurdité à laquelle son concept devra échapper.
[...] L'absurde philosophique n'est pas consensuel, il engage le philosophe, mais ne lui permet pas de contraindre tout être respectueux de la logique à adhérer à son engagement.

Événements et passage

p. 68
Ainsi, la durée de l'expérience du douanier-devant-qui-passe-un-voyageur aurait pu être décomposée en durées plus courtes. De fait, elle ne l'a pas été, et, si elle l'avait été, ce ne serait plus la même expérience, routinière, mais une série d'expériences distinctes, dont le « ce dont » aurait muté à plusieurs reprises.

L'exactitude est un idéal de la pensée, et n'est réalisée dans l'expérience que par la sélection d'un chemin d'approximation.

p. 70

[...] la construction du concept de nature [...] ne porte plus d'abord sur la méthode. Whitehead, ici, peut avoir des amis, des élèves, des successeurs, mais il n'a plus de collègues, partageant avec lui un terrain qui leur préexiste à tous. Il crée son propre terrain. Il est philosophe.

p. 84

Une paroie parfaitement lisse, qui ne donne pas prise à l'alpiniste, ne pose pas de problème à la mouche, et pourrait être escladée par celui qui se munirait d'un système adéquat de ventouses.

Attention aux objets

p. 104
Quelle que soit la salle, le musicien sera dedans, mais le son, lui, témoignera d'une qualité sonore qui n'est nulle part en particulier.

p. 105

[...] alors que la littérature regorge de cas d'« illusions d'optique », exhibant les inférences trompeuses entre « ce que » l'on voit et « ce qui est là, à voir », on parle plutôt d'« effets sonores » comme si la non-fiabilité éventuelle de « ce que » l'on entend, par rapport à « ce qui est émis », produit sur un mode identifiable, nous posait moins de problèmes.

L'ingression des objets scientifiques

p. 114

Il va s'agir de montrer que les « objets scientifiques », loin de désigner une nature « indépendante de la perception », impliquent, comme les objets sensibles et perceptifs, que la nature a « donné prise » à l'esprit.

p. 124

La science vise à chercher les explications les plus simples aux faits complexes. Parce que la simplicité est le but de notre recherche, nous sommes portés à l'erreur de penser que les faits sont simples. La devise qui devrait guider la vie de tout philosophe de la nature est : cherche la simplicité et méfie-toi d'elle.

Du concept de nature à l'ordre de la nature

p. 185

Chaque fois que Whitehead utilise « infection », il s'agit de nier que quelque chose ait « en soi » un pouvoir sur quelque chose d'autre.

p. 186

Certains anthropologues ont risqué l'hypothèse que, avant d'être parlant ou pensant, les hommes furent « dansant », c'est-à-dire singularisés par le pouvoir que le son en tant que rythmé exercerait sur leur expérience. Ou plus précisément, par le pouvoir que leur expérience conférerait au son rythmé qui l'infecte. [...] Comme on le verra par la suite, il associera le langage et la conscience au doute, à l'épreuve par les conséquences, mais il aurait trouvé intéressant que cette nouveauté soit intervenue dans une histoire déjà marquée par une autre nouveauté : par le pouvoir déjà conféré au rythme d'infecter l'expérience humaine, et de produire avec des individus un groupe dansant (ou marchant au pas).

L'événement de son propre point de vue ?

p. 216
Quant à l'ingression d'un objet éternel, si elle était concevable indépendamment de la préhension, toujours cette préhension, dont il s'agit de déterminer le comment, elle confèrerait aux objets éternels un pouvoir d'expliquer qui renverrait le fait concret, l'événement se déterminant lui-même ainsi et pas autrement, à l'apparence. On tomberait alors dans ce que Whitehead définit comme l'erreur philosophique par excellence : tenter d'expliquer le fait particulier à partir d'universaux.

Seconde partie : Cosmologie

Hic circuli, hic saltus

p. 280
Chaque science doit fabriquer ses propres instruments. L'outil requis par la philosophie est le langage.

Justifier la vie

p. 349
La distinction proposée par Whitehead entre cristaux et « sociétés vivantes », correspond à la distinction contemporaine, associée à l'œuvre de Prigogine, entre les « structures d'équilibre », susceptibles de se maintenir indéfiniment, ne demandant à leur environnement que de se maintenir à peu près tel qu'il est, et les « structures dissipatives », dont l'existence a pour prix la « dissipation ».

L'aventure des sens

p. 376
Nous ne savons pas comment une chauve-souris, armée de son sonar, ou un chien, capable de pister à l'odorat, perçoivent « leur » monde. [...] La seule chose que nous « sachions » est que leur expérience est, comme la nôtre, hautement interprétative, et que, comme la nôtre, elle a résolu un problème extraordinairement délicat : donner accès, sur un mode plus ou moins fiable, à ce à quoi il importe de prêter attention.

Et ils devinrent des âmes

p. 439
Le trait commun à ces « croyances répugnantes » [William James] est que celui qui les évoque fait confiance à son interlocuteur pour ne pas y adhérer plus que lui-même.

Modes d'existence, modes de pensée

p. 484
Comme le disait Bergson, c'est lorsque la vie fait le choix de l'intelligence par rapport à l'instinct que la notion d'erreur peut elle-même être formulée.

Parole de dragon, parole de transe

p. 564
Le thérapeute est un opérateur, mais les objets avec lesquels il opère ne sont ni la réponse à un diagnostic indépendant (comme prétendent l'être les médicaments), ni des symboles pour autre chose. [...] la guérison n'est pas un « retour à la santé », mais bien plutôt une « transformation sociale », impliquant l'événement d'une articulation de l'expérience avec des êtres dont la personne en « bonne santé » se trouve pouvoir faire l'économie.

p. 568

[...] je rejoins [...] la lecture que Deleuze a proposée de l'éthique au sens de Spinoza, une lecture qui, renvoyant la question du bien et du mal à celle du bon et du mauvais, est donc de type hygiénique plutôt que normatif.

Philo
Marc Girod