Ainsi le triomphe de l'homo faber sur son objet externe siginifie-t-il em même temps son triomphe dans la constitution interne de l'homo sapiens, dont il était autrefois une partie servile. En d'autre termes : indépendamment même de ses œuvres objectives la technologie reçoit une signification éthique par la place centrale qu'elle occupe désormais das la vie subjective des fins humaines.pp. 37-38 [32]
Naguère on pouvait dire : fiat iustitia, pereat mundus, « que justice se fasse, même si le monde doit périr » —le « monde » voulant naturellement dire l'enclave renouvelable à l'intérieur de la totalité impérissable ; cette formule ne peut plus être utilisée, pas même en un sens rhétorique, dès lors que la perdition de la totalité par les œuvres, justes ou injustes, de l'homme est devenue une possibilité réelle.
[Kant] Le nouvel impératif invoque une autre cohérence : non celle de l'acte en accord avec lui-même, mais celle de ses effets ultimes en accord avec la survie de l'activité humaine dans l'avenir. Et l'« universalisation » qu'il envisage n'est nullement hypothétique —ce n'est pas un simple transfert du moi individuel à un « tous » imaginaire, sans connexion causale avec lui (« si tout le monde en faisait autant ») : au contraire, les actions soumises au nouvel impératif, à savoir les actions de l'ensemble collectif, ont la référence universelle dans la mesure effective de leur efficience [...]
Tant que le péril est inconnu, on ignore ce qui doit être protégé et pourquoi il le doit : contrairement à toute logique et à toute méthode le savoir à ce sujet procède de ce contre quoi il faut se protéger. [...] Nous savons seulement ce qui est en jeu lorsque nous savons que cela est en jeu.
La « crainte de Dieu » juive, « l'eros » platonicien, « l'eudémonie » aristotélicienne, la « charité » chrétienne, « l'amor Dei intellectualis » de Spinoza, la « bienveillance » de Shaftesbury, le « respect » de Kant, « l'intérêt » de Kierkegaard, la « jouissance de la volonté » de Nietzsche, sont des moyens de détermination de cet élément affectif de l'éthique. [...] nous observons que le « sentiment de responsabilité » n'y figure pas.
pp. 174-175 [167] note 1
En dépit d'une ressemblance nominale, la distinction de Max Weber entre une éthique de la responsabilité et une éthique de la conviction ne relève pas de la dichotomie d'une éthique de l'objet et du sujet [...] Car ce qu'il décrit comme « éthique de la conviction » et ce qu'en politique il oppose à « l'éthique de la responsabilité » n'est que la poursuite inconditionnelle d'une cause comprise dans son inconditionnalité, qui ne s'intéresse à nulle autre conséquence que celle du succès possible, qui estime que nul prix (que la collectivité doit payer) n'est trop élevé, et que le risque d'un échec lui-même, y compris sa débacle intégrale, vaut la peine d'être couru. Le « politicien de la responsabilité » en revanche soupèse les conséquences, les coûts, et les chances et ne dit jamais à aucun but : pereat mundus, fiat justitia [...]
[Dans la science et la technique] le progrès, et même un progrès potentiellement infini, est une donnée univoque et son caractère d'accroissement, qui fait que ce qui suit est chaque fois supérieur à ce qui précède, n'est nullement une simple affaire d'interprétation. Moins claire est la question de son prix.p. 322
Ce qui est un scandale moral doit être éliminé, même si nous ne savons pas ce que nous gagnons au change.p. 324 [304]
Toute extension de la liberté est un grand pari que son bon usage l'emportera sur son mauvais usage, et seul estimera l'issue certaine celui qui est convaincu de la bonté innée de l'homme (sans mentionner la répartition de l'intelligence elle-même, même en présence de la bonne volonté). Mais même celui qui ne l'est pas doit faire le pari de la liberté, car c'est une valeur morale en soi et elle-même de grand prix.
[...] la perspective entière d'une anarchie internationale [...] est suffisamment effrayante pour faire apparaître une politique sage de prévention constructive comme étant la meilleure dans l'intérêt personnel à long terme [...]
« En fait, le royaume de la liberté commence seulement là l'où on cesse de travailler par nécessité et opportunité imposée de l'extérieur ; il se situe donc, par nature, au-delà de la sphère de la production matérielle proprement dite. » [Marx, Le Capital, tome III, livre III, chapitre 48].p. 366 [344]
[...] "quand le travail sera devenu non seulement le moyen de vivre, mais encore le premier besoin de la vie... la société pourra écrire sur ses bannières : « De chacun selon ses capacités à chacun selon ses besoins ! »" [Karl Marx, Critique du programme de Gotha]p. 367 [344]
C'est donc un travail gratuit et libre de tout but qui doit exaucer le besoin nouveau du « travail en soi » —au sujet duquel on peut en effet bien s'imaginer que chez un grand nombre et chez les meilleurs il devient « le premier besoin vital ».p. 370 [347]
Tous les autres qui dans l'univers automatisé de l'utopie doivent être la majorité écrasante, et qui sont même censés l'être, ne sont pas tellement libérés, mais exclus du travail « utile » —pris au sens le plus vaste d'une contribution à la vie sociale.