de Henri Laborit
Gallimard Folio (Robert Laffont 1976)
Une découverte pour moi : l'impression d'un accord profond sur la plupart des thèmes, sur des opinions a priori paradoxales, sur lesquelles je me croyais original. Laborit emploie assez systématiquement un « nous » qui peut paraître surprenant (vieillot si on le prend pour un nous de majesté), mais qui trouve une justification dans une modestie scientifique: ce « nous » projette une communauté de responsabilité devant la théorie que Laborit présente.
p 20-21, l'amour
Il semble exister trois niveaux d'organisation de l'action. Le premier, le plus primitif, à la suite d'une stimulation interne et/ou externe, organise l'action de façon automatique, incapable d'adaptation. Le second organise l'action en prenant en compte l'expérience antérieure, grâce à la mémoire que l'on conserve de la qualité, agréable ou désagréable, utile ou nuisible, de la sensation qui en est résultée. L'entrée en jeu de l'expérience mémorisée camoufle le plus souvent la pulsion primitive et enrichit le motivation de tout l'acquis dû à l'apprentissage. Le troisième niveau est celui du désir. Il est lié à la construction imaginaire anticipatrice du résultat de l'action et de la stratégie à mettre en oeuvre pour assurer l'action gratifiante ou celle qui évitera le stimulus nociceptif.
p 83, la mort
Ce qui serait essentiel, c'est que du fait du nombre croissant des hommes, le message puisse s'enrichir constamment de l'apport original de tous. Or, cela ne sera possible que le jour où nous aurons trouvé le moyen de ne pas paralyser dès l'enfance le fonctionnement des zones associatives. Le jour où nous aurons appris à ne pas immobiliser chaque individu dans sa niche. Le jour où nous lui aurons appris le moyen de s'enrichir d'acquisitions neuves qu'il pourra transmettre autour de lui et après lui. Le seul héritage qui compte n'est pas l'héritage familial de biens matériels ou de traditions et de valeurs changeantes et discutables, mais l'héritage humain de la connaissance.
p 85-86
Le fait réellement humain résulte de la possibilité que possède le cerveau de notre espèce de donner naissance, par un travail associatif des faits mémorisés, à un troisième niveau de structure qui vient s'ajouter aux structures innées, puis acquises. Ce sont les structures imaginaires. L'Homme ajoute de l'information à la matière. Il peut aussi, grâce aux langages, la sortir de lui, y faire participer les autres.La vraie famille de l'Homme, ce sont ses idées, et la matière et l'énergie qui leur servent de support et les transportent, ce sont les systèmes nerveux de tous les hommes qui à travers les âges se trouveront « informés » par elles.
p 90, le plaisir
« Il est bon de noter combien la charge affective des mots: bien-être, joie, plaisir, est différente. Le bien-être est acceptable, la joie est noble, le plaisir est suspect. Ce dernier mot sent le soufre.
p 97-98, le bonheur
Avouons que, jusqu'ici, le bonheur tel que nous avons tenté de le définir se dérobe. Limité à l'assouvissement des pulsions, il rencontre un adversaire qu'il ne pourra vaincre: les règles établies par les dominants. S'il se soumet à ces règles et malgré les compensations narcissiques, hiérarchiques, consommatrices ou autres, qui tenteront de le détourner de ses motivations premières, ce bonheur sera toujours incomplet, frustré, car lié à une recherche jamais satisfaite de la dominance dans un processus de production de marchandises.Heureusement pour l'Homme, il reste encore l'imaginaire.
p 100
Comment peut-on agir sur un mécanisme si on en ignore le fonctionnement? Mais, évidemment, ceux qui profitent de cette ignorance, sous tous les régimes, ne sont pas prêts à permettre la diffusion de cette connaissance. Surtout que le déficit informationnel, l'ignorance, sont facteurs d'angoisse et que ceux qui en souffrent sont plus tentés de faire confiance à ceux qui disent qu'ils savent, se prétendent compétents, et les paternalisent, que de faire eux-mêmes l'effort de longue haleine de s'informer. Ils font confiance pour les défendre, pour parler et penser à leur place, aux hommes providentiels que leurs prétendus mérites ont placés en situation de dominance, et ils vous disent non sans fierté: « Vous savez, je n'ai jamais fait de politique », comme si celle-ci dégradait, avilissait celui qui s'en occupe.
p 109, le travail
L'Homme est un être de désir. Le travail ne peut qu'assouvir des besoins. Rares sont les privilégiés qui réussissent à satisfaire les seconds en répondant au premier. Ceux-là ne travaillent jamais.
p 144-145, la politique
[...] cette structure socio-économique ne deviendrait efficace que si l'ensemble des populations acquérait une connaissance de ce que nous avons appelé l'information généralisée et non plus technique.[...] C'est une banalité de dire que c'est en définitive un choix de civilisation devant lequel se trouve aujourd'hui placée l'espèce humaine. [...] En réalité il est certain qu'il ne s'agira pas de choix. Il s'agira, compte tenu d'un accès à la connaissance, d'une certaine conscience diffuse de ce vers quoi nous mènent nos comportements anciens, de la compréhension tardive des mécanismes qui les gouvernent, d'une nouvelle pression de nécessité à laquelle nous devrons obéir si l'espèce doit survivre. Il ne s'agit même pas de savoir s'il est bel et bon que l'espèce survive, nous ne savons même pas si elle survivra. Mais il paraît certain que si elle doit survivre, sa survie implique une transformation profonde du comportement humain. Et cette transformation n'est possible que si l'ensemble des hommes prend connaissance des mécanismes qui les font penser, juger et agir.
Si certains seulement sont informés, ils se heurteront toujours au mur compact du désir de dominance de ceux qui ne le sont pas et ils ne devront leur salut individuel et leur tranquillité pendant leur éphémère passage dans le monde des vivants, qu'à la fuite, loin des compétitions hiérarchiques et des dominances, à moins qu'ils ne soient, malgré eux, entraînés dans les tueries intraspécifiques que ces dernières ne cessent de faire naître à travers le monde.