De la démocratie en Amérique
Alexis de Tocqueville, 1835-1840
Édition de Philippe Raynaud, extraits, GF 2010
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Tocqueville m'apparaît moins un penseur libéral que je ne l'aurais cru,
sur la foi de l'idéologie aronienne.
Il professe sa foi dans l'égalité. Quant à la liberté,
et aux dangers qui la guettent ainsi que la démocratie, le fait
qu'il y revienne de nombreuses fois montre assez qu'il ne parvient
pas à se convaincre lui-même du wishful thinking
qu'il professe par moments, jusque dans les pages de conclusion.
Ses prophécies, n'en déplaise à François Furet,
ne se sont pas plus réalisées que celles de Marx, et ce,
déjà au XIXe siècle à ce qui me semble (et donc m'étonne).
Livre I (1835)
- Introduction
- 37
-
Le développement graduel de l'égalité des conditions
est un fait providentiel, il en a les principaux caractères :
il est universel, il est durable,
il échappe chaque jour à la puissance humaine ;
tous les événements, comme tous les hommes,
servent à son développement.
- Première partie
- III. État social des Anglo-Américains
- 56
-
Il y a en effet une passion mâle et légitime pour l'égalité
qui excite les hommes à vouloir être tous forts et estimés.
Cette passion tend à élever les petits au rang des grands ;
mais il se rencontre aussi dans le cœur humain
un goût dépravé pour l'égalité, qui porte les faibles
à vouloir attirer les forts à leur niveau,
et qui réduit les hommes à préférer l'égalité dans la servitude
à l'inégalité dans la liberté. Ce n'est pas que les peuples
dont l'état social est démocratique méprisent naturellement
la liberté ;
ils ont au contraire un goût instinctif pour elle.
Mais la liberté n'est pas l'objet principal et continu
de leur désir ; ce qu'ils aiment d'un amour éternel,
c'est l'égalité ; ils s'élancent vers la liberté
par impulsion rapide et par efforts soudains, et,
s'ils manquent le but, l'égalité, ils se résignent ;
mais rien ne saurait les satisfaire sans l'égalité,
et ils consentiraient plutôt à périr qu'à la perdre.
D'un autre côté, quand les citoyens sont tous à peu près égaux,
il leur devient difficile de défendre leur indépendance
contre les agressions du pouvoir.
Aucun d'entre eux n'étant alors assez fort pour lutter seul
avec avantage, il n'y a que la combinaison des forces de tous
qui puisse garantir la liberté.
Or une telle combinaison ne se rencontre pas toujours.
- IV. Du principe de la souveraineté du peuple en Amérique
- 59
-
La volonté nationale est un des mots dont les intrigants de tous
les temps et les despotes de tous les âges ont le plus largement abusé.
- Deuxième partie
- VI. Quels sont les avantages réels que la société américaine retire du gouvernement de la démocratie
- 87
-
La liberté démocratique n'exécute pas chacune de ses entreprises
avec la même perfection que le despotisme intelligent ;
souvent elle les abandonne avant d'en avoir retiré le fruit,
ou en hasarde de dangereuses : mais à la longue elle produit
plus que lui ; elle fait moins bien chaque chose, mais elle
fait plus de choses.
- 88
-
Si [...] vous aimez mieux voir des vices que des crimes,
et préférez trouver moins de grandes actions,
à la condition de rencontrer moins de forfaits ; [...]
si, enfin, l'objet principal d'un gouvernement n'est point,
suivant vous, de donner au corps entier de la nation le plus de
force ou le plus de gloire possible, mais de procurer à chacun des
individus qui le composent le plus de bien-être et de lui éviter
le plus de misère ;
alors égalisez les conditions et constituez le gouvernement de la démocratie.
- VII. De l’omnipotence de la majorité aux États-Unis et de ses effets
- Tyrannie de la majorité
- 90
-
La justice forme donc la borne du droit de chaque peuple.
- 93
-
Je ne dis pas que dans le temps actuel on fasse en Amérique
un fréquent usage de la tyrannie, je dis qu’on n’y découvre point de garantie
contre elle, et qu’il faut y chercher les causes de la douceur du gouvernement
dans les circonstances et dans les mœurs, plutôt que dans les lois.
- X. Quelques considérations sur l'état actuel et l'avenir probable des trois races qui habitent le territoire des États-Unis
- État actuel et avenir probable des tribus indiennes qui habitent le territoire possédé par l’Union
- 124
-
Les hommes qui se sont une fois livrés à la vie oisive et
aventureuse des chasseurs sentent un dégoût presque insurmontable
pour les travaux constants et réguliers qu'exige la culture
[...]
Les indigènes de l'Amérique du Nord ne considèrent pas seulement
le travail comme un mal, mais comme un déshonneur, et leur orgueil
lutte contre la civilisation presque aussi obstinément que leur paresse.
- 124-125
-
[S]’il admire le résultat de nos efforts,
il méprise les moyens qui nous l’ont fait obtenir, et, tout en subissant notre ascendant,
il se croit encore supérieur à nous.
Washington avait dit, dans un de ses messages au congrès :
« Nous sommes plus éclairés et plus puissants que les nations indiennes ;
il est de notre honneur de les traiter avec bonté et même avec
générosité. »
Cette noble et vertueuse politique n’a point été suivie.
- Position qu’occupe la race noire aux États-Unis ; dangers que sa présence fait courir aux blancs
- 133
-
Ce n’est pas dans l’intérêt des nègres, mais dans celui des blancs,
qu’on détruit l’esclavage aux États-Unis.
- 134
-
À mesure qu’on avançait, on commençait donc à entrevoir que la servitude,
si cruelle à l’esclave, était funeste au maître.
- 137
-
Sur les deux rives de l’Ohio, la nature a donné à l’homme un
caractère entreprenant et énergique ; mais de chaque côté du
fleuve il fait de cette qualité commune un emploi différent.
Le blanc de la rive droite, obligé de vivre par ses propres efforts,
a placé dans le bien-être matériel le but principal de son existence ;
[...] il devient indifféremment marin, pionnier, manufacturier, cultivateur,
supportant avec une égale constance les travaux ou les dangers
attachés à ces différentes professions ;
il y a quelque chose de merveilleux dans les ressources de son génie,
et une sorte d’héroïsme dans son avidité pour le gain.
L’Américain de la rive gauche ne méprise pas seulement le travail,
mais toutes les entreprises que le travail fait réussir [...]
L’esclavage n’empêche donc pas seulement les blancs de faire fortune,
il les détourne de le vouloir.
Livre II (1840)
- Première partie. Influence de la démocratie sur le mouvement intellectuel aux États-Unis
- Deuxième partie. Influence de la démocratie sur les sentiments des Américains
- I. Pourquoi les peuples démocratiques montrent un amour plus ardent et plus durable pour l'égalité que pour la liberté
- 182
-
L’égalité peut s’établir dans la société civile, et ne point régner dans le monde politique.
On peut avoir le droit de se livrer aux mêmes plaisirs, d’entrer dans les mêmes professions,
de se rencontrer dans les mêmes lieux ;
en un mot, de vivre de la même manière et de poursuivre la richesse par les mêmes moyens,
sans prendre tous la même part au gouvernement.
Une sorte d’égalité peut même s’établir dans le monde politique,
quoique la liberté politique n’y soit point. On est l’égal de tous ses semblables, moins un,
qui est, sans distinction, le maître de tous, et qui prend également, parmi tous,
les agents de son pouvoir.
- 183-184
-
Si un peuple pouvait jamais parvenir à détruire ou seulement à diminuer lui-même
dans son sein l’égalité qui y règne, il n’y arriverait
que par de longs et pénibles efforts.
Il faudrait qu’il modifiât son état social, abolît ses lois, renouvelât ses idées,
changeât ses habitudes, altérât ses mœurs.
Mais, pour perdre la liberté politique, il suffit de ne pas la retenir, et elle s’échappe.
- 184
-
Les biens que la liberté procure ne se montrent qu’à la longue ;
et il est toujours facile de méconnaître la cause qui les fait naître.
Les avantages de l’égalité se font sentir dès à présent,
et chaque jour on les voit découler de leur source.
La liberté politique donne de temps en temps,
à un certain nombre de citoyens, de sublimes plaisirs.
L’égalité fournit chaque jour une multitude de petites jouissances à chaque homme.
Les charmes de l’égalité se sentent à tous moments,
et ils sont à la portée de tous ; les plus nobles cœurs n’y sont pas insensibles,
et les âmes les plus vulgaires en font leurs délices.
La passion que l’égalité fait naître doit donc être tout à la fois énergique et générale.
- 186
-
Je pense que les peuples démocratiques ont un goût naturel pour la liberté ;
livrés à eux- mêmes, ils la cherchent, ils l’aiment, et ils ne voient qu’avec douleur
qu’on les en écarte. Mais ils ont pour l’égalité une passion ardente, insatiable,
éternelle, invincible ; ils veulent l’égalité dans la liberté, et,
s’ils ne peuvent l’obtenir, ils la veulent encore dans l’esclavage.
Ils souffriront la pauvreté, l’asservissement, la barbarie,
mais ils ne souffriront pas l’aristocratie.
- Troisième partie. Influence de la démocratie sur les mœurs proprement dites
- XXI. Pourquoi les grandes révolutions deviendront rares
- 249
-
On croit que les sociétés nouvelles vont chaque jour changer de face, et moi j’ai peur
[...] que, tout en se remuant sans cesse, l’humanité n’avance plus.
- Quatrième partie. De l'influence qu'exercent les idées et les sentiments démocratiques sur la société politique
- VI. Quelle espèce de despotisme les nations démocratiques ont-elles à craindre
- 254
-
Il semble que, si le despotisme venait à s’établir
chez les nations démocratiques de nos jours, [...] il serait plus étendu et plus doux,
et il dégraderait les hommes sans les tourmenter.
- VII. Suite des chapitres précédents
- 261
-
Il faut donc que tous ceux de nos contemporains qui veulent créer ou assurer
l’indépendance et la dignité de leurs semblables,
se montrent amis de l’égalité ; et le seul moyen digne d’eux
de se montrer tels, c’est de l’être : le succès de leur sainte entreprise en dépend.
- 269
-
Je crois qu’il y a des résistances honnêtes et des rébellions légitimes.
Je ne dis donc point, d’une manière absolue,
que les hommes des temps démocratiques ne doivent jamais
faire de révolutions ; mais je pense qu’ils ont raison
d’hésiter plus que tous les autres avant d’en entreprendre,
et qu’il leur vaut mieux souffrir beaucoup d’incommodités
de l’état présent que de recourir à un si périlleux remède.
- VIII. Vue générale du sujet
- 273
-
Je vois que les biens et les maux se répartissent assez également dans le monde.
Les grandes richesses disparaissent ;
le nombre des petites fortunes s’accroît ;
les désirs et les jouissances se multiplient ;
il n’y a plus de prospérités extraordinaires ni de misères irrémédiables.
L’ambition est un sentiment universel ; il y a peu d’ambitions vastes.
Chaque individu est isolé et faible ;
la société est agile, prévoyante et forte ;
les particuliers font de petites choses, et l’état d’immenses.
Texte intégral,
Politique, Histoire