Le roman inachevé

Louis Aragon, 1956
NRF Poésie/Gallimard

La guerre et ce qui s'en suivit

p. 75

	Bierstube Magie allemande
	[...]

	Tout est affaire de décors
	Changer de lit changer de corps
	À quoi bon puisque c'est encore
	Moi qui moi-même me trahis
	Moi qui me traîne et m'éparpille
	Et mon ombre se déshabille
	Dans les bras semblables des filles
	Où j'ai cru trouver un pays

	[...]

	C'était un temps déraisonnable
	On avait mis les morts à table
	[...]

	Le ciel était gris de nuages
	Il y volait des oies sauvages
	Qui criaient la mort au passage
	Au-dessus des maisons des quais
	Je les voyais par la fenêtre
	Leur chant triste entrait dans mon être
	Et je croyais y reconnaître
	Du Rainer Maria Rilke

Les mots m'ont pris par la main

p. 80

	Je demeurai longtemps derrière un Vittel-menthe
	L'histoire quelque part poursuivait sa tourmente
	Ceux qui n'ont pas d'amour habitent les cafés
	La boule de nickel est leur conte de fées

	[...]

		Garçon de quoi écrire

	Ici commence la grande nuit des mots
	[...]

	Les mots m'ont pris par la main
	Où suis-je À quel petit matin d'égarement
	Et qu'est-ce qu'il y a dans toutes ces voitures qui passent
	Il faut les jurons des charretiers pour arriver aux Halles
	On suit une idée on s'emballe on ne sait plus ce qu'on dit
	Voilà Cela commence comme cela les mots vous mènent
	On perd de vue les toits on perd de vue la terre On suit
	Inexplicablement le chemin des oiseaux

L'amour qui n'est pas un mot

p. 180
à l'heure des laitiers malheureux misérable
non mais regardez-moi ce fou qui croit faire un grand cadeau de son coeur et de ses rêves ce dément qui propose de sacrifier ses doutes et ses chants tout ce qu'il lui reste d'un long désordre ancien de plier sa musique au cri qui la fait dissonante au vent qui la disperse à l'oubli de l'aube au jour qui vient
A l'heure des laitiers toujours tu te réveilleras toi qu'on ne peut aimer ô toi qui me ressemble

La nuit de Moscou

p. 229

	Ah dans ses propres pas que marcher est étrange
	Comme tout a changé et comme rien ne change
	[...]

	L'histoire entre nos doigts file à telle vitesse
	Que devant ce qui fut demain dira Qu'était-ce
	Oublieux des refrains où notre coeur s'est plu
	Comment s'habituer à ce qui nous dépasse
	Nous avons appelé notre cage l'espace
	Mais déjà ses barreaux ne nous contiennent plus

	[...]

	Le printemps s'il fleurit et l'homme enfin s'il change
	Est-ce opération des elfes ou des anges
	Ou lignes de la main pour les chiromancies
	On sourira de nous comme de faux prophètes
	Qui prirent l'horizon pour une immense fête
	Sans voir les clous perçant les paumes du Messie

	On sourira de nous pour le meilleur de l'âme
	On sourira de nous d'avoir aimé la flamme
	Au point d'en devenir nous-mêmes l'aliment
	Et comme il est facile après coup de conclure
	Contre la main brûlée en voyant sa brûlure
	On sourira de nous pour notre dévouement

	Quoi je me suis trompé cent mille fois de route
	Vous chantez les vertus négatives du doute
	Vous vantez les chemins que la prudence suit
	Eh bien j'ai donc perdu ma vie et mes chaussures
	Je suis dans le fossé je compte mes blessures
	Je n'arriverai pas jusqu'au bout de la nuit

	Qu'importe si la nuit à la fin se déchire
	Et si l'aube surgit qui la verra blanchir
	Au plus noir du malheur j'entends le coq chanter
	Je porte la victoire au coeur de mon désastre
	Auriez-vous crevé les yeux de tous les astres
	Je porte le soleil dans mon obscurité

Prose du bonheur et d'Elsa

p. 235
Que serais-je sans toi ?

	Égrenez le fruit la grenade mûre
	Égrenez ce coeur à la fin calmé
		De toutes ses plaintes
	Il n'en restera qu'un nom sur le mur
	Et sous le portrait de la bien-aimée
		Mes paroles peintes

Poésie ToC
Marc Girod
Last modified: Tue Aug 2 20:23:41 EEST 2005