L'esprit du terrorisme

par Jean Baudrillard
Le Monde du samedi 3 novembre 2001.

Les deux premières guerres mondiales répondaient à l'image classique de la guerre. La première a mis fin à la suprématie de l'Europe et de l'ère coloniale. La deuxième a mis fin au nazisme. La troisième, qui a bien eu lieu, sous forme de guerre froide et de dissuasion, a mis fin au communisme. De l'une à l'autre, on est allé chaque fois plus loin vers un ordre mondial unique. [...] Mais la quatrième guerre mondiale est ailleurs. Elle est ce qui hante tout ordre mondial, toute domination hégémonique.

Nous croyons naïvement que le progrès du Bien [...] correspond à une défaite du Mal. [...] Au fond, le Bien ne pourrait faire échec au Mal qu'en renonçant à être le Bien.

L'événement fondamental, c'est que les terroristes ont cessé de se suicider en pure perte, c'est qu'ils mettent en jeu leur propre mort de façon offensive et efficace, selon une intuition stratégique qui est tout simplement celle de l'immense fragilité de l'adversaire, celle d'un système arrivé à sa quasi-perfection, et du coup vulnérable à la moindre étincelle. Ils ont réussi à faire de leur propre mort une arme absolue contre un système qui vit de l'exclusion de la mort, dont l'idéal est celui du zéro mort.

C'est pourquoi toute la puissance visible ne peut rien contre la mort infime, mais symbolique, de quelques individus.

Il faut se rendre à l'évidence qu'est né un terrorisme nouveau, une forme d'action nouvelle qui joue le jeu et s'approprie les règles du jeu pour mieux le perturber.

Nous n'avons plus aucune idée de ce qu'est un calcul symbolique [...] : enjeu minimal, résultat maximal. Exactement ce qu'ont obtenu les terroristes dans l'attentat de Manhattan, qui illustrerait assez bien la théorie du chaos : un choc initial provoquant des conséquences incalculables, alors que le déploiement gigantesque des Américains ("Tempête du désert") n'obtient que des effets dérisoires - l'ouragan finissant pour ainsi dire dans un battement d'ailes de papillon.

Le terrorisme suicidaire était un terrorisme de pauvres, celui-ci est un terrorisme de riches. [...] Certes, selon notre système de valeurs, ils trichent : ce n'est pas de jeu de mettre en jeu sa propre mort.

Si le martyre volontaire des kamikazes ne prouve rien, alors le martyre involontaire des victimes de l'attentat ne prouve rien non plus.

Ils ne luttent pas à armes égales, puisqu'ils ont droit au salut, dont nous ne pouvons même plus entretenir l'espoir.

Cette violence terroriste n'est pas "réelle". Elle est pire, dans un sens : elle est symbolique.

Tout est imputé à Ben Laden. Il pourrait même revendiquer à son actif les catastrophes naturelles.

C'est que tout le système a atteint une masse critique qui le rend vulnérable à n'importe quelle agression.

La guerre n'offre qu'une situation de déjà-vu, avec le même déluge de forces militaires, d'information fantôme, de matraquages inutiles, de discours fourbes et pathétiques, de déploiement technologique et d'intoxication. Bref, comme la guerre du Golfe, un non-événement, un événement qui n'a pas vraiment lieu.

La guerre comme prolongement de l'absence de politique par d'autres moyens.


Article,
Le Monde ToC
Marc Girod
Last modified: Sun Nov 4 15:26:03 EET 2001